Le roman historique du XIXe siècle, porté notamment par Walter Scott et surtout, par Alexandre Dumas a souvent privilégié le pittoresque au détriment de l’exactitude historique. Partant d’un effet de contraste entre le passé et le présent, les auteurs de cette veine romanesque ont répondu à la volonté de distraire le lecteur en le dépaysant. Ainsi la marginalité1 avec ses vagabonds, ses mendiants ou ses bandits a rapidement pris une place de choix dans ce genre romanesque, tant par une sorte d’exotisme intérieur face à des populations qui ne suivent pas les mœurs communes que par le frisson qu’elles semblaient promettre à un lecteur bien calé dans un fauteuil, pour reprendre une image de Scott lui-même dans Ivanhoe.
Parmi ces populations reléguées, une catégorie en particulier a connu un indéniable succès: les sorcières. Elles ont attiré l’attention non seulement en raison de l’imaginaire folklorique qu’elles entraînent dans leur sillage, mais aussi parce qu’elles témoignent de toute la difficulté qu’il y a à comprendre les mentalités du passé, surtout lorsqu’on ne les partage pas. Même si on assiste actuellement à une forme de retour en grâce de la magie comme pratique rituelle de soins, d’incantations protectrices, voire de mode d’action politique, au travers des mouvements wicca ou du witch activism2, l’autrice contemporaine anglaise Kiran Millwood Hargrave ne présente pas la sorcellerie comme une activité efficace, au grand dam de certains de ses lecteurs friands de performances magiques, mais plutôt comme une sorte de fantasme collectif qui a servi de prétexte à une répression abominable des femmes injustement accusées. Inspirée par le Steilneset Memorial de Vardø conçu par Peter Zumthor et Louise Bourgeois3 en l’honneur des persécutés (hommes et femmes), et par l’historienne Liv Helene Willumsen qui s’est particulièrement intéressée aux différentes voix qui s’expriment dans les procès de sorcellerie,4 Millwood Hargrave s’interroge sur les conditions qui ont rendu ces persécutions possibles. Il s’agit d’explorer les mentalités et les croyances, matière mouvante s’il en est.
En ce sens, le roman suppose, je le répète, que non seulement ces femmes étaient parfaitement innocentes mais que le lectorat auquel il s’adresse ne croit pas en l’existence de la sorcellerie.5 Il s’agit d’une relecture du passé au travers des valeurs contemporaines encore prédominantes. Sur ce point, Millwood Hargrave rejoint Walter Scott qui a aussi représenté des femmes qui ont été injustement accusées et poursuivies par la rumeur publique, puis par les autorités religieuses. On songe à Janet Gellatley dans Waverley, à Rebecca dans Ivanhoe, ainsi qu’à Madge Wildfire (The Heart of Midlothian) qui meurt après avoir été soumise par la foule en colère à l’ordalie de l’eau. Dans ces exemples, Scott dénonce clairement l’injustice de ces procès et de la vindicte publique et met à distance des temps, parfois pas si lointains (1745 pour Waverley), où l’obscurantisme, mêlée à l’ignorance ou, éventuellement, à l’envie, pouvait aboutir à des crimes à l’encontre de femmes vulnérables. Janet, veuve sans protection, est ainsi emprisonnée pendant une semaine, torturée, traduite devant un synode presbytérien au motif, nous dit Scott, qu’elle était pauvre, laide et qu’elle avait eu deux fils, l’un poète [sic] et l’autre fou [resic]. Ce cas de figure rejoint, l’ironie scottienne en moins, celui de Fru Olufsdatter dans The Mercies, puisque la veuve, également sans protection, est accusée puis condamnée, sa maison, la plus belle de l’île, réquisitionnée par son principal accusateur Absalom Cornet qui est chargé par le nouveau seigneur du Finnmark de mener la répression sur Vardø. La principale difficulté est que, dans les deux cas, les accusateurs sont dupes de leurs croyances. Le mode de narration, qu’il soit porté par un narrateur omniscient dans le cas de Scott ou par une focalisation interne centrée principalement sur les deux héroïnes de The Mercies, Maren, l’insulaire, et Ursa, l’épouse de Cornet, originaire de Bergen, restitue les motivations impures des persécuteurs, mêlant une forme de psychologie universelle, censée être compréhensible par tous, à des croyances historiquement datées, et censément être reconnues comme telles.
Toutefois, Scott distingue différents cas de figures que le discours contemporain de la sorcellerie, inspiré par une lecture féministe du passé, envisage moins volontiers. Il sépare en effet les victimes injustement accusées des imposteurs qui, comme Wayland Smith dans Kenilworth, cherchent à tirer profit de la crédulité dominante et des pouvoirs qu’on leur prête, ou encore des femmes plus ou moins folles, comme Elspat dans The Highland Widow, qui ont pu être dupes de leur propre imagination et qui ont pu se croire réellement investies d’un pouvoir magique. Comme le rappelle Mody C. Boatright dans un article de 1933, c’est cette dernière configuration que Scott considère, dans son Journal, comme le plus sublime et donc esthétiquement le plus porteur.6 Si le premier cas envisagé des femmes injustement suppliciées est au cœur de The Mercies, et trouve un large écho dans les représentations contemporaines, au point de symboliser la persécution des femmes par le pouvoir masculin, les deux autres ne sont guère abordés parce qu’ils suggéreraient une forme de culpabilité des accusées d’autant plus forte qu’elles ont pu fournir des poisons, à l’instar de La Voisin7 au XVIIe siècle.
La perspective de Scott est double: d’une part celle d’un folkloriste qui conserve la mémoire des coutumes passées tout en les soumettant à une lecture rationalisante, en digne héritier des Lumières écossaises; d’autre part celle d’un homme de loi qui s’intéresse aux cas judiciaires. Kiran Millwood Hargrave, quant à elle, n’aborde les croyances liées au folklore avec les figurines et les rites chamaniques du vent qu’au travers d’une lecture politique des minorités. C’est le personnage de Diinna, belle-soeur samie de Maren la norvégienne et fille de chaman, qui symbolise cette survivance de plus en plus menacée des anciennes pratiques, parfaitement inoffensives:
Her father is a noadi, a shaman of good standing. Before the Kirke was more fully established, their neighbour Baar Ragnvalsson and many other men went to him for charms against rough weather. That had stopped lately, with new laws brought in to ban such things, but still Maren sees the small bone figures that Sámi say will protect against bad luck on most doorsteps.8
Avec la première lettre de John Cunningham, émissaire officiel du roi et Lensmann de Vardø, à Absalom Cornet dans le roman, et la note historique à la fin de l’ouvrage, la répression des anciennes pratiques et des Samis, assimilés non sans racisme à des sortes de gitans9, est replacée dans tout un contexte géopolitique et national largement tiré de Liv Helene Willumsen:10 Christian IV roi du Danemark et de Norvège est le beau-frère de Jacques I d’Ecosse, l’auteur du célèbre traité Démonologie auquel le roman fait allusion.11 Les échanges entre les deux nations sont d’autant plus intenses que les îles Shetland et les îles Orcades d’où est issu le personnage de Cornet, étaient à l’origine norvégiennes avant de passer sous domination écossaise à la fin du XVe siècle. L’Ecosse et le Danemark constituent un espace d’échange culturel et politique qui est au cœur du roman. Les procès en sorcellerie menés en Ecosse, auxquels Cornet a pris part de façon active, expliquent qu’il ait été missionné par son compatriote Cunningham12 dans le comté du Finnmark auquel Vardø est administrativement rattaché. Le roi Christian IV veut, en effet, suivre les pratiques de son beau-frère et éradiquer la sorcellerie sous toutes ses formes, notamment dans le but de renforcer son contrôle sur les confins de son territoire et donc sur le Finnmark et les populations samie qui l’occupent. Cela s’accomplit par la religion luthérienne et la persécution des pratiques païennes parfaitement innocentes qui sont désormais comprises comme une révolte tout à la fois contre l’ordre divin et royal.13 Les femmes norvégiennes de Vardø, laissées presque sans homme suite à une tempête catastrophique,14 sont les victimes collatérales de cette prise en main, les faits historiques rejoignant ici la dimension romanesque: devenues indépendantes du fait de la catastrophe, elles semblent contester elles-aussi l’ordre masculin – voulu par Dieu et garanti par les autorités masculines. L’exécution de Kirsten, la plus indépendante de toutes, symbolise toute cette répression patriarcale. Cette femme qui est dépeinte comme une meneuse en avance sur son temps, est censée cristalliser la sympathie du lectorat.
Le roman contemporain laisse de côté les zones grises et si l’autrice joue sur la focalisation ce n’est pas, comme le proposait Liv Helene Willumsen, pour faire entendre toutes les voix, notamment pendant le procès.15 Maren et Ursula, les deux héroïnes, sur lesquelles la narration est focalisée, pensent de façon similaire, dans un rapport de sororité qui se transforme progressivement en amour lesbien. Ces deux jeunes femmes sont toutes les deux moins superstitieuses et crédules que la moyenne de leurs contemporains. Ursa rit lorsque le Lennsmann déclare avoir fait emprisonner des sorciers: “Perhaps it is only that we do not have witches in Bergen”.16 Quant à Maren, elle voit dans les accusateurs “a herd of panicked reindeer”.17 Même si cette incrédulité est historiquement possible, comme nous le rappelle une note de Scott dans The Bride of Lammermoor qui renvoie à Reginald Scott, célèbre contempteur des croyances en la magie et la sorcellerie du XVIIe siècle, le roman The Mercies se montre singulièrement manichéen: ceux qui croient en l’existence des sorcières sont soit des bigotes envieuses, soit des brutes épaisses qui violent leur femme comme Cornet ou les outragent comme Cunningham. L’origine sociale et géographique de Cornet – une île des Orcades qui, selon la description du personnage, sent l’urine des moutons – permet de compléter ce tableau peu reluisant de l’ordre patriarcal. Même le pasteur luthérien plus modéré et pragmatique est dépeint comme un lâche et ne permet pas de contrebalancer les portraits à charge de Cunningham et de Cornet. Le lecteur n’a pas accès à ses dilemmes éventuels ni aux replis d’une conscience déchirée, pas plus qu’aux contradictions de Cornet lui-même. La représentation romanesque du passé se fait ici procès de l’histoire et dans ce procès, ces personnages sont condamnés sans circonstances atténuantes. La contradiction fondamentale mais réelle qu’il y a pu avoir entre des dirigeants éclairés et humanistes comme Jacques Ier d’Ecosse et leurs croyances superstitieuses n’est pas explorée. On pourrait également dire la même chose de Christian IV dont la cour était brillante et loin d’être arriérée18. Le roman satisfait les préjugés du moment au lieu de les interroger: Cornet est un parvenu rustre et violent et Cunningham un soudard brutal et luxurieux qui méprise les femmes. Comment pourrait-il en être autrement, dès lors qu’ils croient en la sorcellerie et s’en servent comme d’une arme contre les femmes? En cela, The Mercies témoigne des limites d’une histoire écrite en fonction de l’avenir et des valeurs contemporaines du lectorat. Il ne s’agit pas assurément de réhabiliter de quelque façon la chasse aux sorcières, mais de comprendre un mécanisme de persécutions auxquelles, comme l’a montré Willumsen, des enfants ont aussi pu participer. En somme, c’est moins le souci du pittoresque qui l’a emporté dans le roman, qu’une volonté didactique et démonstrative.
Malgré une écriture parfois poétique (“The Storm comes in like a finger snap”; “And the sea rises up and the sky swings down and greenish lightening slings itself across everything, flashing the black into an instantaneous, terrible brightness”19) qui traduit l’expérience de la nature en une série de sensations fugitives et concrètes, et malgré l’usage du présent pour favoriser l’identification plus grande du lecteur, comme dans Hamnet de Maggie O’Farrell, paru la même année que The Mercies, le roman peine à montrer que le fanatisme, les effets de groupe, la lâcheté collective sont également phénomènes contemporains, même s’ils ne se manifestent plus sous la forme de chasse aux sorcières.