Collision 101: September, 2024

Delphine Seyrig écoute sa voisine interprétée par Chantal Akerman, toujours en hors- champ, lui raconter dans un monologue monotone mais fluide, déprimé mais drôle, sa lassitude des choix du quotidien. Collections CINEMATEK - © Fondation Chantal Akerman

Les plaisirs de Jeanne Dielman

Joséphine Jibokji

Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (Chantal Akerman, 1975) : trois heures de film présentent deux jours de la vie de Jeanne Dielman, son foyer de veuve organisée, ses gestes méticuleux et répétitifs, du départ matinal de son fils à son retour de l’école. Ce qui est envoûtant dans Jeanne Dielman, c’est que tous ses gestes sont parfaitement mesurés pour répondre avec efficacité à leur fonction, une simplicité qui a demandé un travail préparatoire colossal. Sami Frey a filmé en vidéo le tournage du film et, en 2004, Chantal Akerman et Agnès Ravez l’ont monté sous le titre Autour de Jeanne Dielman. Les longues discussions entre la cinéaste et Delphine Seyrig témoignent d’une réflexion soigneuse sur chaque mouvement pour que les trajectoires soient efficaces, automatiques, sans part d’invention, d’imagination ou de doute - enfin, jusqu’à un certain moment du film, nous y reviendrons. Les notes de la cinéaste, publiées dans l’anthologie de ses textes et entretiens récemment parue, insistent sur ces habitudes : “rien qu’une répétition de gestes préétablis où rien n’est difficile ou gênant, parce qu’il y a juste un code à suivre, aucune improvisation”.1 Des gestes sans profondeur psychologique, ancrés dans le présent et la conscience d’être-là, dans la maîtrise et dans l’acceptation du temps que chaque action suppose, sans précipitation :

J’aimerais vous raconter ce qu’elle va faire dans cette cuisine, rien d’ailleurs que de très normal, vous faire sentir quel genre de gestes elle a. Quand elle prend un objet dans ses mains, elle le sent vraiment, l’objet a son poids réel, il est lourd de sa substance, de sa qualité, ces choses-là peuvent sembler tout à fait ordinaires mais je pense que ce sont des choses remarquables, elle ne laissera pas tomber quelque chose, elle ira au bout de ses mouvements. Par cette description, je n’essaie pas de montrer un des traits de caractère de Jeanne Dielman mais simplement de vous aider à la visualiser et vous sensibiliser au rythme qu’elle va imposer au film.2

Jeanne Dielman accepte le poids du présent, le temps des choses et les mouvements de la matière. Corinne Maury, autrice d’un ouvrage sur le film, décrit son quotidien comme une matière à modeler, “la tâche domestique n’apparaissant jamais comme un fardeau détaché du corps mais comme une substance effective que le corps empoigne et reconduit dans le mouvement de sa marche”.3 Jeanne Dielman est en prise avec la matérialité insignifiante de son environnement. Elle ne pense à rien d’autre, indique Chantal Akerman à Delphine Seyrig pendant le tournage, qui l’interroge : “Elle pense au bébé à côté ? - Non, plus anodin que ça. - À la mercière ? Non il ne faut pas que tu aies l’air distraite en pensant à autre chose. Alors je pense que tu penses à ton escalope.”4 “Rien que la sensation de ce que tu fais”, précise-t-elle. De ce fait, Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles n’est pas juste un film dénonçant l’aliénation d’une femme au foyer, mais montre le plaisir matériel, ambigu, de faire corps avec son foyer. Et c’est précisément par cette ambiguïté que le film est si contemporain.

Oddly satisfying

Les gestes de Jeanne Dielman sont à l’origine de la beauté contemplative des images du film. Leur aisance, la facilité avec laquelle ils sont commis, sans réflexion ni hésitation, laisse deviner qu’ils se répètent depuis bien avant le début du film, comme un motif all over dans une toile abstraite : ils n’ont pas de début ni de fin, l’un n’a pas plus d’importance que l’autre, ils ne racontent rien. Ce sont des gestes que le corps peut produire sans la direction de l’esprit. C’est le principe de l’aliénation, et de cette aliénation naît un certain plaisir partagé par le spectateur :

Je montrerai plutôt peu d’actions, mais je les montrerai complètement. Ce qu’il est important de démontrer ici, c’est le côté méthodique sans improvisation, des actes qu’on répète chaque jour dans un ordre déterminé. Je pense aussi que si l’on montre seulement quelques actions mais d’une manière très précise et détaillée, il peut y avoir une fascination qui s’installe, qui peut être du même ressort que celle que provoque la préparation minutieuse d’un hold-up ou d’un crime, et pourtant il ne s’agirait là que de la vie quotidienne de beaucoup de femmes.5

Créer du suspens à partir des actions les plus banales est le projet du film, le suspens à son degré zéro de narration. À ce plaisir d’accomplir des gestes si bien programmés que l’esprit peut s’en absenter, répond un autre plaisir, une “étrange satisfaction”: “Et aussi elle prend plaisir à faire certaines choses, explique Chantal Akerman : quand elle prépare les escalopes ou quand elle malaxe la viande hachée, par exemple. Un plaisir presque volé dont elle ne se rend pas bien compte.”6 Un plaisir de la matière du monde qui l’entoure, environnement matériel qui à force de répétition est devenu obéissant. Cette étrange satisfaction me rappelle le oddly satisfying des réseaux sociaux contemporains : la jouissance d’une matière allégée par un mouvement impeccablement programmé. Ces vidéos proliférantes diffusées sur internet depuis les années 2010, montrent des mouvements réguliers de matières procurant un massage sensoriel qui favorise l’endormissement ou la détente. La chaîne YouTube “Oddly Satisfying”, lancée en 20167, est destinée à la diffusion de ces vidéos “satisfaisantes”, souvent inutiles (une bille brûlante traverse un bloc de glace dans un crépitement, ou une vitre de voiture relevée en rythme tranche à chaque passage un morceau d’un bloc de mousse) et parfois efficaces (le nettoyage d’une surface souillée au karcher) jusqu’à l’absurde (la destruction d’objets divers dans des broyeuses) ; quelques fois poétiques (les mouvements circulaires de tours de potier) d’autrefois carrément dégoûtantes (les vidéos d’extraction de cérumen de Rhys Barber, audiologiste8). Bricolage, artisanat, cuisine, médecine : le sujet importe peu, seul le mouvement compte. La caméra reste fixe, c’est le monde qui bouge. Ce mouvement doit être fluide pour être suffisamment hypnotique : il est programmé au point de ne pas laisser place à l’hésitation. Ces vidéos renvoient à un phénomène plus global appelé ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response), une réponse physique à certains stimuli sensoriels, généralement visuels et sonores, enregistrés et diffusés sur le web, qui ont attiré l’attention des réseaux sociaux mais aussi des sciences médicales et humaines depuis la moitié des années 2010.9 Les communautés partent à la recherche de la vidéo qui leur procurera l’effet le plus fort, pouvant aller jusqu’à “l’orgasme cérébral” paraît-il, bien que ces vidéos ne soient ni érotiques ni pornographiques.10 Elles se rejoignent dans leur “attention aux matières, que la guide ASMR s’emploie à faire résonner, fait entrer en vibration le corps de l’utilisateur avec les objets”: “De médiation en médiation, c’est la matérialité commune du monde qui compte”.11 La narration est pauvre car elle n’est pas l’enjeu de la vidéo, au contraire, ni même dans les montages qui isolent des moments ASMR dans des films de fiction.12 La matière est déliée du discours, du contexte, de la signification pour le plus grand repos de l’esprit. Une matière flottante, qui remplit le temps et l’espace pour ne laisser aucun vide - si ce n’est celui de la signification.

Cette occupation du temps par la matière, Chantal Akerman la décrit comme une sourde manifestation de l’angoisse : “au début, je pensais que je racontais simplement trois journées de la vie d’une femme, je me suis rendue compte ensuite qu’en fait c’était un film sur l’occupation du temps sur l’angoisse ; faire des gestes pour ne pas penser à la chose fondamentale qui est d’être”13 ; “Si elle était obsessionnelle, c’était pour qu’il n’y ait pas d’heure vide, pour ne laisser aucune place à l’angoisse. Et quand arrive une heure en trop, toute l’angoisse remonte”.14 Son film revient sur sa manière de voir sa mère quand elle était petite, pas parce que sa vie était similaire à celle de Jeanne, mais c’est plutôt une traduction de son absence d’elle-même, ce silence de celle qui disait être morte pendant les camps, alors même que son corps avait continué à vivre. Il me semble que cette angoisse du vide trouve de nouvelles formes d’existence aujourd’hui dans ces images animées proliférantes sur les réseaux sociaux, ces matières hypnotisantes suffisamment programmées pour s’animer sans subir les hésitations de l’esprit humain. Une matière absente d’elle-même. Aucune substance ne vient contrarier son mouvement, le réel n’est jamais réticent, au contraire, sa parfaite docilité participe à sa dématérialisation numérique. Cette matière déréalisée fascine. Or, dans le film, cette plaisante matérialité du film subit de petits décalages, des dérèglements, qui, contrairement aux vidéos ASMR proliférantes, font de ces images une matière pensante.

Écouter Jeanne Dielman

Quand Chantal Akerman propose à Delphine Seyrig d’interpréter Jeanne Dielman, elle part à rebours de l’élégance de l’actrice et nous prive même de sa voix magnifique, tellement sensuelle, qui résonne rarement au long des 3h10 de film. Et pourtant, écouter Jeanne Dielman est une belle expérience tant la matérialité de ce film passe par une chaîne sonore, le son des objets quotidiens, des casseroles, des talons sur le sol, des interrupteurs. Le plaisir est déplacé, situé là où on ne l’attend pas. En outre, quand Chantal Akerman apparaît dans son film, ce n’est pas à l’image mais juste par la voix, la voix monocorde et sans visage de la triste voisine qui conte son indécision chez le boucher, sa lassitude des choix quotidiens (autrement dit, sa lassitude du quotidien lorsqu’il nécessite le concours de la raison). Elle aussi, qui joue souvent dans ses films, n’est pas là où on pourrait l’attendre.

Le film déjoue en permanence le plaisir par une série de petites frustrations pour le spectateur, l’empêchant de se fondre dans un continuum délassant : la narration naît progressivement, de petits déraillements, d’indocilités matérielles, des pommes de terre trop cuites, un réveil déréglé, des boutons introuvables, des mouvements arrêtés, hésitants, des choix à faire sans préméditation. Mais dès le début du film, discrètement dans un premier temps, les sensations de plaisir physique sont coupées, parfois brusquement, par des crissements qui viennent érailler l’agréable sensation de monde fluide que l’image enregistrée peut nous vendre. L’une des rares prises de paroles de Delphine Seyrig par exemple, la lecture d’une lettre, basse, douce, continue, est immédiatement suivie par la récitation difficile, saccadée d’un poème de Baudelaire par son fils avec son accent flamand et son souffle court. À la mélodie d’une lettre banale succède la disharmonie d’un poème de Baudelaire, dans un jeu de désaccord entre la qualité de l’énonciation et celle du texte. Dans cette séquence rituelle de l’après-dîner, s’alternent les stimuli agréables et irritants, les applaudissements grésillants à la radio suivis de la délassante mélodie de la lettre à Élise, elle-même coupée par la sonnerie du réveil qui annonce la promenade quotidienne. Le film, tout doucement, ébranle la ligne ténue qui départage le plaisir du déplaisir, la conscience et le laisser-aller, le contrôle et l’obéissance. Jusqu’au plaisir déplaisant de la scène finale, l’orgasme non consenti de Jeanne avec un de ses clients, suivi du meurtre de ce dernier, c’est-à-dire deux événements, qui par définition échappent au programme.

Jeanne Dielman a souvent été associé au court-métrage Saute ma ville (1968), dans lequel Chantal Akerman, 18 ans, se met en scène dans sa cuisine - enfin, celle de sa mère - qu’elle met à sac jusqu’à la faire exploser dans une performance suicidaire. Les gestes de l’actrice sont désaccordés, ses mouvements saccadés, inefficaces et incohérents, elle chante faux. Jubilation libératrice de tous les possibles du cinéma de fiction, Saute ma ville est étrangement insatisfaisant là ou l’aliénation de Jeanne Dielman repose, et pourtant, ils témoignent tous deux d’un débordement physique qui appelle à les rapprocher. En 1978, Gérard Courant écrivait à propos de Saute ma ville :

Un film qui s’est réalisé (façon de parler) tout seul, sorti tout droit du corps de la cinéaste (...) Je pense évidemment au moment où cette substance déborde de la chaussure pour s’étendre sur les jambes de la comédienne Chantal Akerman, ou bien, celle de la crème, éjaculant sur son visage, qui se termine dans un orgasme schizophrénique. Cette folie de la mise en scène nous place devant une évidence : Saute ma ville est un premier film brut, qui, d’entrée révèle une cinéaste. Un premier jalon est lancé. Jeanne Dielman se profile à l’horizon.

À la manière d’une machine célibataire de Marcel Duchamp, il y a dans ces films l’exposition d’un processus mental de création artistique, sexuel mais solitaire ; solitaire mais créateur. Or, l’acte créatif tel qu’il est décrit par et dans ses films, est associé au déplaisir plus qu’au plaisir, à la saccade plus qu’à la fluidité, à l’événement plus qu’au programme, à la pulsion plus qu’à la maîtrise.

“Cet homme n’est pas la cause de l’effet, si vous voyez ce que je veux dire”

Dans Jeanne Dielman, la sexualité fait partie des tâches quotidiennes, comme faire la vaisselle, le lit ou la cuisine. Le mari de Jeanne est mort mais elle se prostitue, tous les jours pendant le même créneau horaire, comme si la substitution du mari par le client n’avait pas affecté sa vie quotidienne. “Et ainsi elle pût continuer tranquillement la même vie que celle qu’elle menait tant qu’elle était mariée”, décrit simplement Chantal Akerman dans le synopsis. La prostitution est moins un sujet psychologique qu’un moyen de placer les rapports sexuels dans l’économie domestique, sans paravent affectif et comme une simple transaction économique autour de laquelle tourne le ménage : chaque billet est déposé dans une grosse soupière au centre de la table à manger, puis directement utilisé pour les courses ou l’argent de poche de son fils adolescent, dont elle s’occupe soigneusement.

La vaisselle, le dîner, la prostitution, le crime, l’attente : Jeanne Dielman met à égalité toutes les actions avec la force imperturbable du Nouveau roman et la répétition des motifs d’une toile abstraite : des actions qui valent pour elles-mêmes et non pour leur contribution à la succession narrative. Dans Pour un nouveau roman, Alain Robbe-Grillet propose dans une démarche assez similaire de remplacer l’univers des significations par la présence (“le monde n’est ni signifiant ni absurde, il est, tout simplement” ), et dans le domaine de la peinture, Clément Greenberg rend hommage à l’immédiateté de la surface indifférenciée des toiles abstraites, le tableau n’étant plus hiérarchisé et ordonné par la narration et l’illusion d’espace, comme dans une toile en perspective : “le tableau abstrait semble proposer une forme d’expérience plus restreinte, plus physique et moins imaginaire que celle qu’offre le tableau illusionniste” . Ces propositions de description du monde, qu’elles soient littéraires, picturales ou cinématographiques, s’attachent à décrire l’indifférence des objets aux émotions humaines, au profit de leur présence physique. Cette mise à plat, que le film de Chantal Akerman impose magistralement avec ses plans fixes, ses tâches quotidiennes en temps réel, l’absence d’affects et la sobriété de ses indices narratifs, implose dans les dernières minutes du film. L’orgasme et le crime de Jeanne Dielman, événements par essence imprévisibles, réintroduisent la profondeur et la perspective dans le film, et réengagent le travail interprétatif du spectateur jusqu’alors bercé par la présence des choses.

Cette égalité entre chaque action permet de réinventer les relations de cause à effet entre la vie domestique et le crime de Jeanne à la fin du film, non pas comme les symptômes du trouble psychologique du personnage, mais comme une chaîne de mouvements continue et cohérente. Cet orgasme arrive comme le point d’accomplissement, de dépassement même, du programme matérialiste de la vie domestique de Jeanne Dielman. Les plaisirs et les petits dérèglements qui troublent le rythme de ces trois jours semblent s’imposer comme l’origine de l’événement final : réveil déréglé, pommes de terre trop cuites. Comme si un réveil déréglé pouvait conduire à un orgasme. Térésa Faucon trace par exemple un lien direct entre la tension nerveuse de l’épluchage des pommes de terre et le crime aux ciseaux de couture. L’orgasme résulte d’un dérèglement de la vie domestique de Jeanne, dont la succession échappe progressivement à sa maîtrise. On pourrait tout aussi bien penser que ce sont les petits plaisirs quotidiens (malaxer la viande hachée, palper l’escalope de veau, se brosser les cheveux, et même le bruit du papier de soie froissé que Jeanne déballe au moment où son dernier client arrive), qui sont à l’origine de l’orgasme, l’événement qui accomplit son programme d’aliénation satisfaisante : sortir d’elle-même au point d’accepter que son corps réponde malgré elle, sans son consentement ; pousser son programme de satisfaction jusqu’à l’insupportable. Le client assassiné n’y est qu’un anonyme, une cause involontaire, même pas une cause d’ailleurs : “Cet homme n’est pas la cause de l’effet, si vous voyez ce que je veux dire” , rappelle la cinéaste. C’est un orgasme en l’absence de l’autre qui est représenté. Le film s’inscrit dans les années 1970, au moment où le rôle de la sexualité dans l’économie domestique est à la fois revendiqué et dénoncé : d’une part, le droit à la considération de la jouissance féminine est mis en avant, mais d’autre part l’orgasme est dénoncé comme un nouveau devoir féminin, le plaisir nécessaire à une vie saine et bien menée , au point que “le dernier espace de liberté [de Jeanne] était de ne pas avoir d’orgasme”, explique Chantal Akerman.

Disserter sur les raisons du crime de Jeanne Dielman pour comprendre les ambiguïtés de l’humanité est tentant mais il me semble plus intéressant de rapporter cet orgasme à une question du cinéma. Comme le rappelle Chantal Akerman, “Je ne suis pas dans sa tête. Et puis ça n’est qu’une image”. Et en effet, ce n’est qu’une image et c’est en cela que le final importe, comme un moment narratif, un moment visuel aussi, puisque pour la première fois, la caméra est dans la chambre avec Jeanne et son client. Elle dévoile ce qui était en ellipse lors des précédentes visites tout en défiant ce dévoilement, Jeanne se cache le visage, assassine de dos son client, et s’assied1 enfin dans l’obscurité. Quelques minutes d’action pour un retour bien plus long à l’inaction.

En clôture du film, le long plan-séquence du personnage assis à sa place habituelle, bercé par les bruits et les lumières de la ville qui investissent l’espace, est à nouveau étrangement satisfaisant, bien plus que l’épouvantable irruption de plaisir de Jeanne Dielman, écrasée sous son client dans un plan en plongée terriblement anxiogène. Le plaisir visuel n’est pas là où on pourrait l’attendre. Comme une rotative de Marcel Duchamp ou une vidéo de matière ASMR, le plaisir de Jeanne Dielman est un plaisir sans fin, continu, nourri d’une répétition inaltérable : un plaisir qui ne connaît pas d’acmé, mais qui ne diminue pas non plus. En tuant son client, elle réintroduit le suspens et l’incertitude du lendemain. Ce final magistral a été repris par Chantal Akerman dans une installation, Woman Sitting after Killing (2001). Huit minutes de film, d’inaction, qui selon la cinéaste sont beaucoup plus dramatiques que le film lui-même. L’état du personnage, dont la tête dodeline, à peine retenue, est celui d’un abandon, d’un laisser-aller, d’une détumescence qui pourrait aussi bien être celle de la cinéaste signant la fin de son premier long-métrage. Selon Yvonne Margulies, spécialiste de l’œuvre de Chantal Akerman, cette immense fatigue lui permet de se définir en l’absence d’elle-même dans le dernier plan d’Aujourd’hui, Dis-moi (1980). Épuisement de la cinéaste qui a analysé sa vie par ses films et ses films dans sa vie, qui a ressassé (selon le terme d’Yvonne Margulies) l’histoire collective et son histoire familiale, fatigue du travail de conscience, de lucidité, du faire comme du penser.

Jeanne Dielman, comprise comme une veuve au foyer, semble bien lointaine aujourd’hui. Distante, elle l’était déjà pour Akerman, qui la décrivait comme l’image d’un adulte pensée par un enfant. Jeanne Dielman est à distance de la caméra aussi, toujours fixe, jamais émotionnée par les mouvements d’âme du personnage. Et pourtant, Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, a été élu premier des 100 meilleurs films de l’histoire par la revue britannique Sight and Sound en 2022. Un classement réédité tous les 10 ans, en parfaite connaissance de la valeur historique de tout classement : l’élire, c’est reconnaître qu’il est proche des cinéphiles des années 2020. Jeanne Dielman, guide ASMR, emmène son spectateur d’une main de maître dans l’exploration de la matérialité cinématographique, jusqu’à ce que le sensible lui échappe, violemment, et rende ainsi au film sa polysémie, l’ouvre à toutes les interprétations et réintroduise sa vigilance dans le mouvement hypnotique. L’orgasme de Jeanne Dielman arrache le spectateur à son confort visuel. En cela, les plaisirs de Jeanne Dielman, qui entrelace la jouissance de l’insignifiance du matériel et le vertige de la conscience, sont terriblement contemporains.



Je remercie Céline Brouwez et la Fondation Chantal Akerman ainsi que Marta Ponsa et Mélanie Le Maréchal du Jeu de Paume.

Exposition “Travelling” à Bozar, Palais des Beaux-Arts à Bruxelles et au Jeu de Paume à Paris du 28 septembre 2024 au 19 janvier 2025.

Notes

  • 1 “Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, scénario”, dans Chantal Akerman : oeuvre écrite et parlée 1968-2015, C. Béghin, Fondation Chantal Akerman, CINEMATEK (éd.), Paris, l’Arachnéen, 2024, p. 95.
  • 2 Ibid., p. 97.
  • 3Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles” de Chantal Akerman, Crisnée, Yellow Now, coll. “côté films”, 2020, p. 52.
  • 4 Sami Frey, Autour de Jeanne Dielman, 1975-2004.
  • 5 “Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, scénario”, op. cit., p. 104.
  • 6 Entretien réalisé par Blandine Jeanson et Martine Storti, Libération, 9 février 1976. Association Ciné-festivals, Magic cinéma et Festival Théâtres au cinéma, Chantal Akerman, Bobigny, 2014.
  • 7 “#Satisfying : Attention, puits sans fond !”, 30 juillet 2020, Fisheye Magazine, consulté le 29 juin 2024.
  • 8 D.-J. Rahmil, “Une vidéo et au dodo ! Comment YouTube a remplacé la tisane du soir”, 17 octobre 2019, https://www.ladn.eu/media-mutants/tv-et-nouvelles-images/oddly-satisfying-videos-bizarres-youtube/
  • 9 Le terme aurait été inventé par Jennifer Allen, spécialiste américaine de cybersécurité pour décrire la sensation de détente physique ressentie lorsqu’elle regardait des vidéos de l’espace. De nombreux textes plus ou moins scientifiques (plutôt moins, d’ailleurs) sont accessibles sur internet. L’artiste-chercheuse Alice Lenay (Université Paris 8) a écrit un bon état des textes issus de différents domaines (art, philosophie, psychologie, neurologie) dans “Le public des vidéos ‘ASMR’. Des sentinelles sensibles ?”, Multitudes 2020/2 (n° 79), p. 93-99. DOI 10.3917/mult.079.0093
  • 10 A. Lenay, “Le public des vidéos ‘ASMR’”, Multitudes, vol. 79, no 2 (juin 2020).
  • 11 Ibid.
  • 12 Relevons à ce propos que certains personnages effrayants peuvent devenir des guides ASMR, à rebours de leur conception narrative, comme Voldemort de la série cinématographique des Harry Potter, personnage malfaisant mais chuchotant, très présent dans les compilations de moments ASMR non intentionnels au cinéma : https://www.youtube.com/watch?v=hO_1bXs3miA&t=318s
  • 13 Association Ciné-festivals et al., Chantal Akerman, op. cit., p. 167.
  • 14 Association Ciné-festivals et al., Chantal Akerman, op. cit., p. 63.
  • 15 Dans L’Algérie en 1957, Germaine Tillion fait un aparté sur les camps de concentration dans lequel elle décrit le degré zéro du plaisir, celui de ne pas mourir, le plaisir de l’allègement de la douleur, tellement en-deçà du plaisir de goûter à la matérialité des choses, leur qualité et leur diversité.
  • 16 Gérard Courant, La Petite Quinzaine, n°33, 18 mai 1978, cité dans Association Ciné-festivals, Magic cinéma et Festival Théâtres au cinéma, Chantal Akerman, Bobigny, 2014, p. 154.
  • 17 “Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, synopsis”, dans Chantal Akerman : oeuvre écrite et parlée 1968-2015, C. Béghin, Fondation Chantal Akerman, CINEMATEK (éd.), Paris, l’Arachnéen, 2024, p. 93.
  • 18 Alain Robbe-Grillet, “Une voie pour le roman futur” (1956) in Pour un nouveau roman, Paris, Les Éditions de Minuit, 1963, p. 15-23.
  • 19 Clément Greenberg, “Abstraction, figuration et ainsi de suite…”, conférence présentée le 12 mai 1954, School Yale of University, in Art et culture : essais critiques, Clément Greenberg, Paris, Macula, coll. “vues”, 1988, p. 152.
  • 20 Térésa Faucon, “L’économe et la pelure”, Filmer le quotidien, S. Leperchey et J. Moure (dir.), 2019, p. 11-29.
  • 21 “Chantal Akerman Interview par Ruby Rich, Film Quaterly, vol. 70, n°1, automne 1976”, dans Chantal Akerman : œuvre écrite et parlée 1968-2015, C. Béghin, Fondation Chantal Akerman, CINEMATEK (éd.), Paris, l’Arachnéen, 2024, p. 131.
  • 22 Dominique Cardon, “Droit au plaisir et devoir d’orgasme dans l’émission de Menie Grégoire”, Le Temps des médias, n°1, automne 2003. Les émissions radiophoniques de Ménie Grégoire sur RTL étaient dédiées à l’analyse des problèmes intimes des auditeurs entre 1967 et 1981. Le plaisir sexuel y était présenté comme un facteur de santé, d’équilibre personnel et matrimonial.
  • 23 “Chantal Akerman Interview par Ruby Rich, Film Quaterly, vol. 70, n°1, automne 1976”, op. cit., p. 126.
  • 24 “Chantal Akerman Interview par Ruby Rich, Film Quaterly, vol. 70, n°1, automne 1976”, op. cit., p. 131.
  • 25 “Chantal Akerman Interview par Ruby Rich, Film Quaterly, vol. 70, n°1, automne 1976”, dans Chantal Akerman : oeuvre écrite et parlée 1968-2015, C. Béghin, Fondation Chantal Akerman, CINEMATEK (éd.), Paris, l’Arachnéen, 2024, p. 131.
  • 26 Ivone Margulies, “‘Et c’est tellement fatigant’. L’économie du ressassement chez Chantal Akerman”, Décadrages [En ligne], 46-47 | 2022, mis en ligne le 02 avril 2023, consulté le 02 juillet 2024. URL : http://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/decadrages/1796 ; DOI : https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.